La disparition progressive du liquide en Israël n’est plus une hypothèse : c’est un phénomène mesurable. Selon les dernières données publiées par Shva, la société qui gère l’infrastructure nationale des paiements, les retraits d’argent aux distributeurs automatiques ont chuté de 8 % en octobre 2025 par rapport à la même période l’an dernier, atteignant un volume total de seulement 5,38 milliards de shekels. En parallèle, l’usage de la carte bancaire et du paiement mobile explose.
En l’espace de deux ans, le billet de banque est devenu un vestige du passé dans la plupart des grandes villes israéliennes. Cafés, transports publics, petits commerces et même certains taxis refusent désormais le cash, préférant le paiement sans contact. “C’est plus sûr, plus rapide, et plus propre depuis le Covid”, confie Rina Cohen, gérante d’un café à Netanya.
Mais derrière cette évolution technologique se cachent de profondes transformations économiques et sociales. Israël, pionnier mondial du fintech, avance vers un modèle d’économie quasi entièrement numérique, au risque d’exclure ceux qui n’ont pas accès aux outils bancaires ou qui préfèrent garder une certaine indépendance face au système financier.
Les chiffres parlent d’eux-mêmes. En septembre dernier, les Israéliens avaient dépensé 50 milliards de shekels via leurs cartes, un record absolu. En octobre, ce chiffre a légèrement reculé à 46 milliards, conséquence directe du ralentissement des dépenses de rentrée et du contexte de guerre qui a freiné la consommation. Mais la tendance reste irréversible : près de 95 % des transactions commerciales se font désormais par carte ou application mobile.
Selon la Banque d’Israël, cette mutation est encouragée par plusieurs lois votées ces dernières années pour lutter contre l’économie souterraine et le blanchiment d’argent. Depuis 2019, les paiements en espèces entre particuliers sont limités à 11 000 shekels, et à 6 000 shekels pour les transactions commerciales. Une mesure renforcée en 2023, qui a accéléré le basculement vers les moyens électroniques.
Pour le gouvernement, cette transition est synonyme de transparence fiscale et de modernisation. “Nous avons choisi la voie du progrès. Chaque shekel doit pouvoir être tracé”, déclarait récemment Bezalel Smotrich, ministre des Finances.
Mais pour d’autres, cette “traçabilité totale” inquiète. Les associations de consommateurs redoutent un contrôle excessif des données personnelles et une dépendance accrue vis-à-vis des banques. “Le cash, c’est la dernière parcelle de liberté financière du citoyen”, alerte l’économiste Dror Shalem, ancien cadre de la Banque Hapoalim.
Les distributeurs automatiques, jadis symbole d’autonomie, sont désormais désertés. Dans plusieurs villes moyennes, les banques ferment leurs guichets physiques. “La plupart des clients ne viennent plus que pour des opérations numériques”, reconnaît Efrat Malka, directrice d’agence à Beersheva. “Les retraits de cash représentent moins de 10 % de nos flux.”
Cette évolution a aussi un impact culturel : de nombreux Israéliens âgés, peu familiarisés avec les applications bancaires, peinent à s’adapter. Le Bituah Leoumi a d’ailleurs signalé une hausse des retards de versements d’allocations chez les seniors ne disposant pas de comptes numériques à jour.
D’autres s’inquiètent d’un risque cyber accru. Israël, pays le plus connecté du Moyen-Orient, a subi en 2024 une série de cyberattaques visant les infrastructures financières. “Plus on concentre les flux dans le numérique, plus on devient vulnérable”, avertit le général (rés.) Yossi Kuperwasser, expert en sécurité nationale.
Pour les entreprises, la mutation est en revanche une aubaine. Les fintechs locales comme Rapyd, Melio ou PayMe connaissent une croissance fulgurante, soutenues par des investissements américains et européens. Le ministère de l’Économie estime que les paiements électroniques représentent déjà plus de 14 % du PIB israélien.
Dans les rues de Tel-Aviv, rares sont encore les commerces qui affichent le panneau “cash only”. Même les marchés de rue s’équipent désormais de terminaux portables reliés à l’application Bit, propriété de Bank Hapoalim, utilisée par plus de 3,5 millions d’Israéliens.
Cette révolution numérique, qui semblait impensable il y a dix ans, s’impose aujourd’hui comme une composante de l’identité économique israélienne : rapide, innovante, et centrée sur la sécurité des transactions.
Mais elle soulève une question plus large : que devient une société où la monnaie physique disparaît ? Dans un pays où la guerre a rappelé la fragilité des infrastructures, certains rappellent que le cash reste la seule forme d’échange indépendante de l’électricité, d’Internet ou des serveurs bancaires.
“Nous sommes peut-être en train de sacrifier la résilience sur l’autel de la commodité”, résume l’éditorialiste Ariel Kahana dans Israel Hayom.
Israël n’a pas encore “aboli” le cash, mais la direction est claire : d’ici 2030, la Banque d’Israël prévoit de réduire de moitié la circulation des billets. Et selon un rapport confidentiel du Trésor, un projet pilote de shekel numérique — la future monnaie électronique d’État — devrait être lancé en 2026.
L’économie israélienne entre ainsi dans une nouvelle ère, où chaque achat, chaque don, chaque transaction laissera une trace.






