Il s’appelait Jan d’Acosta. Né vers 1665 dans une famille de marranes portugais exilés aux Pays-Bas, il fut tour à tour commerçant, aventurier, philosophe… avant de devenir le légendaire bouffon juif de Pierre le Grand, tsar de Russie.
Son histoire, à la frontière du tragique et du comique, incarne mieux que toute autre la résilience juive face à la persécution et à l’humiliation.
Du port d’Amsterdam à la cour du tsar
Issu d’une lignée de Juifs forcés à la conversion, d’Acosta grandit entre deux mondes : celui de la foi cachée et celui de la modernité naissante.
Doté d’une intelligence rare et d’un humour mordant, il parlait plusieurs langues et citait la Bible comme les philosophes.
Après des années d’échecs commerciaux, il embarqua pour la Russie, où Pierre le Grand recrutait des étrangers pour moderniser son empire.
Là, au détour d’une rencontre dans une station thermale, le tsar fut séduit par ce petit homme au regard vif qui osait lui répondre sans trembler.
Il en fit son liseur, son amuseur et parfois son contradicteur.
L’esprit plus fort que le sceptre
Dans un empire autocratique où la parole libre coûtait la vie, d’Acosta osa tout.
Lorsqu’un ministre demanda au tsar : « Qui sert mieux la Russie, les politiciens ou les généraux ? », d’Acosta répondit :
« Sire, si vos ministres faisaient bien leur travail, vous n’auriez pas besoin de généraux. »
Converti au christianisme orthodoxe pour survivre, il déclara un jour, ironique :
« Ma conversion est la plus grande plaisanterie que j’aie jamais racontée. »
Son humour devint son arme et son bouclier. Dans la Russie brutale de Pierre le Grand, où les têtes tombaient pour un mot de travers, le Juif portugais devint intouchable, car son insolence amusait le monarque.
Un symbole de courage et de lucidité
Sous son masque de bouffon, d’Acosta était un penseur. Il observait, notait, et dénonçait – par la plaisanterie – les abus des nobles et les dérives du pouvoir.
Ses mots, transmis par les chroniqueurs, ont inspiré des générations de satiristes.
Lorsqu’un courtisan l’insulta en public, l’appelant « idiot », il répondit :
« Peut-être, mais je suis l’idiot du roi. Toi, tu es l’idiot de personne. »
Sa femme, connue pour son caractère impossible, fut elle aussi objet de ses bons mots :
« J’ai épousé le mal nécessaire : au moins, j’ai choisi le plus petit », plaisantait-il.
Héritage d’un Juif libre
D’Acosta mourut probablement vers 1740, après avoir servi aussi la tsarine Anne Ioannovna.
Mais sa légende dépasse les anecdotes : elle raconte le triomphe de l’esprit juif sur la servitude, la victoire de la ruse sur la force.
En pleine Russie tsariste, un Juif, descendant d’exilés, osa faire rire le tyran et dire la vérité sous couvert d’humour.
Dans ses reparties se cache un message intemporel : même quand le corps est soumis, la parole reste un royaume que nul ne peut conquérir.
Jan d’Acosta fut peut-être un « fou du roi », mais il fut avant tout un sage travesti en bouffon, un prophète de la lucidité.









