Il fut l’un des paroliers les plus brillants du XXᵉ siècle, l’homme derrière des chefs-d’œuvre tels que Blue Moon, My Funny Valentine ou The Lady Is a Tramp.
Mais derrière les mots tendres et les mélodies éternelles se cachait une vie de douleur, de solitude et de secret. Lorenz Hart, poète juif new-yorkais né en 1895, vécut dans un monde qui ne lui permettait ni d’aimer librement ni d’exister pleinement.
Le réalisateur américain Richard Linklater (Before Sunrise, Boyhood) lui consacre aujourd’hui un film bouleversant, Blue Moon, présenté cette année au Festival du film de Haïfa, avec Ethan Hawke dans le rôle du parolier maudit.

Un génie issu d’une famille juive allemande

Lorenz Milton Hart naît à Harlem dans une famille juive d’origine allemande.
Son père, homme d’affaires prospère, espérait pour lui une carrière sérieuse. Mais le jeune Lorenz, petit, fragile, au regard fiévreux, ne rêve que de théâtre et de mots.
Sa mère, descendante du grand poète Heinrich Heine, reconnaît vite son talent : à quinze ans, il traduit déjà des chansons allemandes en anglais.

En 1919, une rencontre change sa vie : Richard Rodgers, jeune compositeur ambitieux, lui propose d’écrire ensemble une comédie musicale. Ce duo improbable — Rodgers, méthodique et introverti, face à Hart, brillant, excessif et tourmenté — devient le cœur battant de Broadway.
En vingt ans, ils signent 26 musicals et des dizaines de chansons devenues des standards universels.

Richard Rodgers (à gauche) avec Oscar Hammerstein II. Alors qu'ils connaissaient le succès, Hart était plongé dans le chagrin.

Le poète de l’amour impossible

Hart, qu’on appelait “Larry”, n’écrivait pas pour plaire, mais pour exprimer sa propre mélancolie.
Ses textes parlaient de désir non partagé, de romantisme désespéré, d’ironie sur la vie.
Derrière chaque mot d’amour se cachait une confession : la sienne.
Car Hart était homosexuel, à une époque où cela était considéré comme un crime.

Dans le New York des années 1930, il mène une double vie.
De jour, il écrit pour les plus grandes vedettes ; de nuit, il erre dans les bars, noyant son mal-être dans l’alcool et des rencontres furtives.
Ses proches parlent d’un homme génial mais torturé, perfectionniste jusqu’à l’autodestruction.
« Il était le romantique ultime, mais aussi son propre ennemi », confiera plus tard Rodgers.

Extrait du film « Blue Moon »

Une étoile qui brûle trop vite

En 1942, épuisé, alcoolique et de plus en plus instable, Hart s’éloigne de Rodgers.
Le compositeur s’associe alors avec un autre grand nom du théâtre juif américain : Oscar Hammerstein II, pour écrire Oklahoma!, Le Roi et moi et La Mélodie du bonheur.
Pendant que ses anciens partenaires triomphent, Hart sombre.

Le 17 novembre 1943, il se rend à la première du nouveau Yankee from Connecticut complètement ivre.
Quelques heures plus tard, on le retrouve effondré dans une rue de Manhattan, trempé sous une pluie glaciale.
Transporté à l’hôpital, il meurt quatre jours plus tard d’une pneumonie. Il avait 48 ans.
Il repose aujourd’hui au cimetière juif du Mont Zion, dans le Queens.

Extrait du film « Blue Moon »

Blue Moon : un film hommage à une âme juive égarée

Plus de 80 ans après sa mort, Blue Moon redonne voix à cet artiste oublié.
Dans le film, Ethan Hawke interprète Hart avec une justesse poignante : un homme enfermé dans son génie, écrasé par le conformisme moral et la peur de soi.
Linklater, réalisateur humaniste, confie :

« Hart a écrit les plus belles chansons sur l’amour non accompli. Parce qu’il vivait lui-même dans l’impossibilité d’aimer ouvertement. Son art est né de cette tension entre désir et interdiction. »

Le film reconstitue avec délicatesse les années de gloire de Broadway, mais aussi la solitude du parolier.
Les scènes de cabaret et de répétitions s’alternent avec des moments d’introspection où Hart observe le monde, un verre à la main, incapable d’oublier qu’il est à la fois juif, homosexuel et marginal dans une Amérique encore puritaine.

L’empreinte juive sur Broadway

Le film rappelle aussi une vérité historique : sans les créateurs juifs, Broadway n’aurait jamais existé.
Oscar Hammerstein, Richard Rodgers, George et Ira Gershwin, Jerome Kern, Irving Berlin, Leonard Bernstein — presque tous étaient juifs.
Exclus des milieux d’élite, ces artistes ont trouvé refuge dans le théâtre musical, un espace libre où les frontières sociales et religieuses s’effaçaient.
C’est dans cet univers de liberté que Lorenz Hart a pu écrire des chansons qui ont redéfini la culture américaine.

« Les Juifs ont inventé l’humour américain, la comédie musicale, et une nouvelle façon de raconter la vie », souligne le chercheur Donny Inbar.
« Hart, avec sa mélancolie et sa verve, en est l’un des plus purs symboles. »

Le chant d’un homme seul

Blue Moon, le titre de son plus célèbre succès, résume à lui seul son destin : une lumière isolée dans un ciel sans écho.
Malgré la douleur, Hart a légué au monde un trésor de poésie.
Ses mots continuent de résonner dans la voix de Frank Sinatra, Ella Fitzgerald ou Tony Bennett.
Des mots d’amour, d’humour et de tristesse — des mots d’éternité.