Une nouvelle ligne de fracture vient de s’ouvrir au cœur de l’industrie de défense israélienne. Déjà concurrentes acharnées sur les marchés de l’armement en Israël et à l’international, Industrie aéronautique israélienne (IAI) et Rafael se livrent désormais une bataille frontale pour les talents stratégiques. Le projet de transfert d’un haut dirigeant d’ELTA Systems, filiale clé d’IAI, vers Rafael a déclenché une crise ouverte entre les deux groupes publics, au point d’impliquer l’Autorité des entreprises publiques.

Au centre de la controverse se trouve Adi Dolberg, vice-président senior et directeur de la division renseignement, communications et guerre électronique d’ELTA. Après près de sept années à ce poste, Dolberg arrive au terme de son mandat conformément aux règles de la fonction publique. Son passage annoncé chez Rafael, pour y occuper une fonction équivalente, est perçu à IAI comme un casus belli. Des dirigeants de l’entreprise dénoncent une tentative délibérée de captation de savoir-faire stratégique et redoutent un effet domino, susceptible d’entraîner d’autres cadres clés vers la concurrence.

La colère d’IAI vise directement le PDG de Rafael, Yoav Turgeman, ancien dirigeant d’ELTA lui-même. Pour de nombreux responsables de l’Industrie aéronautique, cette trajectoire nourrit un profond malaise. Turgeman a dirigé ELTA pendant près de cinq ans avant de rejoindre Rafael sans période de « refroidissement », peu après le déclenchement de la guerre du 7 octobre. À ce titre, il a eu accès aux plans d’affaires, aux feuilles de route technologiques et à des secrets industriels d’une sensibilité extrême. À IAI, certains estiment que cette proximité rend le transfert de Dolberg particulièrement problématique.

Au-delà des personnes, l’enjeu est stratégique. ELTA est l’un des piliers d’IAI dans les domaines du radar, du renseignement électronique et des systèmes de guerre avancés. Or, ces dernières années, Rafael a considérablement élargi son périmètre d’activité, notamment dans le spatial et les systèmes de surveillance, entrant de plus en plus en concurrence directe avec les activités historiques d’IAI. La crainte exprimée en interne est claire : voir Rafael développer, grâce à des cadres issus d’ELTA, des capacités concurrentes qui affaibliraient l’avantage comparatif de l’Industrie aéronautique.

La rivalité est également alimentée par une dimension personnelle. Les relations entre Boaz Levy, PDG d’IAI, et Yoav Turgeman sont réputées tendues. Les deux hommes avaient été concurrents pour la direction générale d’IAI, poste finalement attribué à Levy. Dans ce contexte déjà chargé, le possible transfert de Dolberg apparaît comme un nouveau facteur d’escalade.

Du côté de Rafael, certains observateurs relativisent cependant la polémique. Ils rappellent que Dolberg arrive au terme réglementaire de son mandat et que son expertise est strictement liée à son domaine. « S’il ne va pas chez Rafael, il ira chez Elbit ou dans le secteur privé », explique un haut responsable du secteur de la défense, soulignant la rareté de profils de ce niveau. Selon cette lecture, empêcher un dirigeant d’exercer son métier relèverait d’une approche irréaliste dans un marché hautement concurrentiel.

Face à l’ampleur de la controverse, le dossier est désormais entre les mains de Autorité des entreprises publiques, dirigée par Roy Kahlon. L’autorité a été saisie afin de superviser le processus de nomination et d’en évaluer les implications. Son rôle sera déterminant pour éviter que la compétition entre entreprises publiques ne se transforme en guerre ouverte pour les « stars » du secteur, au risque de fragiliser l’écosystème de défense israélien dans son ensemble.

Cette crise intervient dans un contexte de croissance sans précédent. Depuis la guerre du 7 octobre, Rafael enregistre une explosion de ses commandes, avec un carnet atteignant 22,5 milliards de dollars, se rapprochant de celui d’Elbit Systems. L’Industrie aéronautique israélienne demeure toutefois en tête, avec un portefeuille estimé à 26,5 milliards de dollars, renforcé récemment par un contrat majeur avec l’Allemagne pour le système Arrow, d’un montant de 3,1 milliards de dollars. Dans cette course aux contrats, les talents humains sont devenus un facteur stratégique aussi crucial que la technologie elle-même.

Rafael a indiqué avoir mis en place une commission de sélection professionnelle et souligne que le processus n’est pas achevé. IAI, de son côté, n’a pas souhaité commenter officiellement. Une chose est certaine : cette affaire dépasse largement le cas individuel d’un dirigeant. Elle révèle les tensions structurelles entre deux géants publics appelés à coopérer pour la sécurité d’Israël, tout en se livrant une concurrence féroce sur les marchés mondiaux. La décision finale de l’Autorité des entreprises publiques pourrait bien fixer un précédent durable dans la gestion des talents au sein de l’industrie de défense israélienne.