Alors que les tensions sécuritaires persistent et que les plaies du Sud peinent à se refermer, un autre spectacle se joue ces jours-ci dans le ciel d’Israël : celui de la grande migration automnale. Plus de 30 000 grues cendrées ont déjà été comptabilisées à l’Agamon Hahoula, dans la haute Galilée, formant chaque soir des nuées grises et majestueuses qui rappellent à tous que la vie, malgré tout, continue.
Chaque année, à la même période, les grues quittent les steppes froides d’Europe et traversent le Levant en route vers l’Afrique. Leur passage est un repère immuable dans le cycle des saisons, mais cette fois-ci, il résonne d’une signification particulière. Dans un pays encore marqué par la guerre et les deuils, leur vol incarne une respiration, un rappel de la permanence de la nature face aux tourments des hommes.
Selon les écologistes du parc, 32 600 grues ont été observées ce jeudi matin — un chiffre record pour la saison. Certaines ne feront que passer, d’autres passeront l’hiver dans les plaines fertiles du nord, entre les champs de maïs et les étangs de la vallée de la Houla. Leurs cris rauques, audibles à des kilomètres, accompagnent le lever du jour et rythment les soirées des habitants de la région.
“C’est un phénomène qu’on ne se lasse jamais d’observer”, confie Inbar Shlomit Rubin, directrice du site Agamon-Hahoula de la KKL. “Chaque vol est une démonstration d’ordre et de solidarité. Les grues voyagent en famille, les parents guidant les jeunes nés au printemps. Elles se repèrent par la voix, se reconnaissent et se répondent au milieu des milliers d’individus. C’est une leçon de cohésion que bien des sociétés humaines pourraient méditer.”
Ce ballet aérien n’a rien d’anodin : Israël se situe sur l’un des plus grands couloirs migratoires du monde. Deux fois par an, au printemps et à l’automne, plus d’un demi-milliard d’oiseaux survolent le pays. En automne, ce sont les grues, les cigognes, les pélicans et les rapaces qui prennent la route du Sud, profitant des courants ascendants du désert du Néguev avant de franchir la mer Rouge.
Le spectacle est visible à l’œil nu depuis de nombreux points d’observation : la vallée du Jourdain, le lac de Tibériade, les collines du Golan, et surtout l’Agamon Hahoula, devenu une véritable cathédrale de la nature. Là, les visiteurs peuvent assister au retour des oiseaux au crépuscule, lorsque les formations se referment sur l’eau et que le ciel s’embrase de rouge et d’argent.
Ce sanctuaire écologique, restauré par le Fonds national juif (KKL), est aujourd’hui considéré comme l’un des plus importants sites ornithologiques du Proche-Orient. Jadis marécage, le lieu avait été asséché dans les années 1950 pour des besoins agricoles, avant d’être partiellement réhabilité dans les années 1990. Un symbole parfait du rapport qu’entretient Israël avec sa terre : transformer, puis restaurer, toujours dans l’idée de faire vivre.
Pour les scientifiques, la migration des grues n’est pas seulement une attraction touristique, mais aussi un indicateur de la santé environnementale. “Leur présence témoigne de la richesse biologique et de l’équilibre du site”, explique Yossi Zamir, photographe naturaliste. “Quand les grues reviennent, cela signifie que la chaîne alimentaire, de l’eau aux insectes, fonctionne.”
Cette année, le phénomène semble même plus marqué que d’habitude, probablement en raison du climat plus chaud en Europe qui retarde leur départ et de l’abondance des récoltes en Israël. Certaines grues choisissent désormais d’hiverner directement dans la vallée, sans poursuivre leur route vers l’Afrique.
Dans les villages du nord, beaucoup voient dans cette migration une métaphore du retour à la normalité. “Elles passent toujours, guerre ou pas”, raconte Noa Ben-Yosef, agricultrice à Yesod Hamaala. “Le matin, on les entend et on se dit que le pays respire encore.”
Les autorités locales profitent de cette saison pour relancer le tourisme rural, fragilisé par les mois de conflit. Des familles entières viennent assister au passage des grues, jumelles à la main, dans une atmosphère presque spirituelle. Pour beaucoup, ce spectacle gratuit est une forme de thérapie collective.
Au-delà de la beauté des images, cette migration est aussi un message : celui de la continuité. Alors que les nations s’affrontent et que les hommes s’entredéchirent, les grues suivent, inlassablement, les mêmes routes millénaires. Leur vol relie l’Europe, l’Asie et l’Afrique — et au milieu, Israël, carrefour fragile mais essentiel de la vie sur terre.






