Depuis la décision de l’Union européenne de radio-télévision (EBU) d’autoriser Israël à participer au prochain concours de l’Eurovision, une vague de réactions traverse l’Europe. Cinq pays ont officiellement annoncé leur boycott de la compétition, dénonçant la présence d’Israël dans un événement présenté comme « apolitique ». Au-delà des décisions institutionnelles, ce sont surtout les voix du public européen qui illustrent l’ampleur et la complexité du débat, entre indignation morale, accusations de double standard et appels à la nuance.

Dans plusieurs capitales européennes, le sujet dépasse largement le cadre d’un simple concours musical. À Barcelone, notamment dans les quartiers emblématiques de la communauté LGBTQ+, le soutien au boycott est très marqué. Albert, passionné de l’Eurovision depuis des années, affirme sans détour que cette décision est pour lui une obligation morale. Selon ses mots, « quand des gens meurent, on ne peut pas rester spectateur ». Il précise toutefois que sa critique vise l’État israélien et non la population elle-même, insistant sur la nécessité d’un « geste symbolique fort » pour dénoncer ce qu’il perçoit comme des actions inacceptables à Gaza.

Un autre amateur de l’Eurovision, Roderick, partage une analyse similaire. Pour lui, le cessez-le-feu annoncé ne change rien à la réalité sur le terrain. Il évoque des populations privées d’eau, de nourriture et de conditions de vie dignes, estimant que ces souffrances ne disparaissent pas avec la fin des combats. Dans cette optique, la participation d’Israël à un concours célébrant l’unité et la diversité culturelle apparaît, à ses yeux, comme une contradiction fondamentale.

Ces positions ne se limitent pas aux fans. Des artistes et des professionnels du milieu culturel expriment également leur malaise. Une chanteuse se produisant régulièrement dans des clubs LGBTQ+ à Barcelone estime que la responsabilité incombe aussi aux organisateurs de l’Eurovision. Selon elle, le concours ne peut ignorer un contexte géopolitique aussi chargé et doit assumer les implications morales de ses choix. Chelsea Croft, ancienne organisatrice d’événements liés à l’Eurovision, reconnaît la tristesse que suscite un boycott, mais affirme comprendre la décision de pays comme les Pays-Bas, qu’elle juge « cohérente au regard de la situation ».

À Amsterdam, le débat prend une tournure encore plus politique. Dan, habitant de la ville, explique que pour lui, la question n’est pas de savoir s’il irait en Israël ou à Gaza, mais de constater que des vies humaines sont perdues. Il critique vivement ce qu’il considère comme une hypocrisie : une compétition télévisée se voulant neutre, tout en acceptant la participation d’un pays accusé, selon lui, de crimes de guerre. Il établit un parallèle direct avec la Russie, exclue de l’Eurovision après l’invasion de l’Ukraine, et s’interroge sur l’absence de mesure similaire contre Israël.

Ces arguments trouvent un écho dans certains sondages locaux, où une majorité de répondants se disent favorables au boycott. À cela s’ajoutent des accusations concernant les mécanismes de vote de l’Eurovision, perçus par certains comme biaisés ou instrumentalisés. Pour une partie du public européen, le concours est ainsi devenu un symbole d’un affrontement politique et moral bien plus large que la musique.

Cependant, toutes les voix ne vont pas dans le même sens. Bastien, un touriste français en visite en Israël, exprime un profond malaise face à ce qu’il décrit comme une perte de repères. « J’ai l’impression que le monde devient fou », confie-t-il, ajoutant qu’il se sent obligé de s’excuser « au nom de l’Europe ». Son témoignage illustre un courant minoritaire mais réel, inquiet des généralisations et des amalgames visant l’ensemble des citoyens israéliens.

Du côté israélien, et notamment parmi les Israéliens vivant en Europe, le regard est plus nuancé. Dvir Bar, résident à Barcelone et guide culinaire, met en garde contre une lecture simpliste de la situation. Selon lui, l’Eurovision n’a jamais été totalement apolitique. Il rappelle que la solidarité affichée envers l’Ukraine, l’exclusion rapide de la Russie et les messages politiques glissés dans de nombreuses chansons témoignent d’une politisation ancienne et assumée du concours. À ses yeux, les boycotts actuels s’inscrivent dans une longue tradition de règlements de comptes symboliques entre États.

Les experts de l’Eurovision tirent également la sonnette d’alarme. Alon Amir, ancien porte-parole des délégations israéliennes et spécialiste de la dimension politique du concours, estime que la situation actuelle constitue un signal inquiétant. « L’Eurovision n’est pas qu’un concours de chansons, c’est une scène internationale », rappelle-t-il. Il souligne que, dans le cas russe, l’exclusion de l’Eurovision a précédé un isolement culturel beaucoup plus large. Selon lui, chaque plateforme perdue renforce le risque d’un isolement progressif d’Israël sur le plan culturel.

À l’approche de l’Eurovision à Vienne, Israël ne se retrouve pas seulement face à une compétition artistique, mais confronté à une remise en question de sa légitimité même dans l’événement. Des accusations circulent affirmant qu’Israël aurait « politisé » le concours et en aurait « détruit l’esprit ». Ces critiques sont particulièrement portées par certains groupes issus de la communauté LGBTQ+ occidentale, très actifs dans les manifestations pro-palestiniennes. Pour une partie de ces militants, Israël est désormais perçu comme un État à isoler, et les arguments sur les persécutions des personnes LGBTQ+ à Gaza ne suffisent plus à infléchir cette vision.

Ainsi, le boycott de l’Eurovision apparaît moins comme un simple désaccord ponctuel que comme le symptôme d’un clivage profond entre opinions publiques européennes et israéliennes. Derrière les refrains et les mises en scène, c’est une bataille symbolique qui se joue, où la culture devient un terrain d’affrontement idéologique. Comme le souligne Alon Amir, le danger ne réside pas uniquement dans la perte d’un concours, mais dans l’effet boule de neige qu’un tel mouvement pourrait entraîner, jusqu’à un isolement culturel plus large. L’Eurovision, loin d’être un simple spectacle, s’impose une fois de plus comme un miroir des fractures politiques et morales du continent.