De 1982 à 2025, un même mécanisme de décision réapparaît : flou des objectifs, déplacement continu du « ligne d’arrivée » et une société qui paie un tribut humain élevé sans savoir vraiment pour quoi. De la guerre du Liban et du rapport Kahan à la longue campagne actuelle dans la bande de Gaza, l’histoire se répète — avec des acteurs réorientés, mais un mode opératoire troublant identique.

Le pays a besoin d’une triple réparation : vérité, stratégie et responsabilité — non pas slogans martelés pour la tribune, mais objectifs mesurables, points de sortie clairs et autorités capables de dire « stop ».


Dans la guerre du Liban (1982), l’entrée des forces israéliennes à Beyrouth s’est accompagnée d’une érosion progressive du mandat initial : d’une opération limitée à la sécurisation de la frontière et au franchissement du Litani, l’engagement s’est mué en offensive urbaine et occupation de la capitale libanaise. L’enquête publique qui suivit, la commission Kahan, établit une « responsabilité indirecte » d’Israël dans le massacre de Sabra et Chatila et conclut à une « responsabilité personnelle » du ministre de la Défense d’alors, Ariel Sharon — aboutissant à une mise en cause politique majeure et à une fracture morale dans la société israélienne. (Bibliothèque Virtuelle Juive)

Quarante-trois ans plus tard, la dynamique semble inversée en surface mais familière en pratique : ce n’est plus l’armée qui entraîne la classe politique, mais une coalition politique qui oriente et presse l’appareil militaire vers des objectifs successifs, souvent annoncés en un langage maximaliste (« victoire totale », « démanteler le Hamas »), puis révisés au fil des opérations vers des cibles différentes — Khan Younès, des « corridors », la ville de Gaza elle-même. Chaque avancée tangible est suivie d’un repositionnement des buts, et l’objectif prioritaire — le retour des otages — paraît relégué à l’arrière-plan à mesure que la campagne se prolonge. Les analyses contemporaines dénoncent ce mouvement de « moving goalposts », la mise en série d’objectifs qui repousse sans cesse la date de fin espérée. (Haaretz)

Les similitudes sont moins anecdotiques qu’il n’y paraît. Dans les deux cas, l’appareil d’État bascule d’un mode d’action rationnel et circonscrit vers un engrenage où les énoncés publics servent moins à fixer des contraintes qu’à légitimer l’escalade. Le discours martelant la nécessité d’un « objectif moral » ou d’un « nécessaire succès stratégique » masque parfois l’absence d’un plan de sortie crédible et d’indicateurs clairs de réussite. Le résultat est un phénomène bien connu : la multiplication des victimes — militaires et civiles —, la polarisation interne et la perte progressive de confiance entre la population et ses institutions.

La dimension médiatique, aujourd’hui, aggrave l’effet. En 1982, la vérité venait en grande partie « après » — via enquêtes, commissions, révélations de la presse d’investigation. En 2025, la scène publique est saturée d’images, de bribes de communiqués et de vidéos en temps réel ; la transparence prétendue coexiste paradoxalement avec la confusion et la désinformation. Les réseaux sociaux fragmentent le récit national : l’un appelle à l’union derrière la guerre, l’autre dénonce la manipulation et réclame des comptes. Cette polarisation empêche la construction d’un récit partagé et érode l’adhésion civique — condition pourtant essentielle pour supporter un effort de guerre prolongé. (chathamhouse.org)

Les réactions politiques et institutionnelles diffèrent aussi. Là où la Kahan Commission a produit une remise en question publique et des conséquences politiques, la conjoncture actuelle combine une coalition gouvernementale déterminée à poursuivre l’offensive et une société divisée sur les moyens et la finalité. Les critiques professionnelles — officiers, analystes, voire des réservistes — s’expriment, parfois vigoureusement ; mais elles sont fréquemment disqualifiées dans l’arène publique comme « affaiblissantes » ou « donnant du grain à moudre à l’ennemi ». Ce climat de dénigrement de la critique nuit à l’auto-correction institutionnelle. (Haaretz)

Sur le plan stratégique, l’argument central du texte original — qu’Israël a besoin d’une « alliance renouvelée de vérité, stratégie et responsabilité » — est pratique et pressant. La vérité exige une énonciation honnête des coûts et des limites ; la stratégie réclame des objectifs quantifiables et des « points de sortie » définis, assortis de ressources adaptées (renseignement, logistique, plan de stabilisation) ; la responsabilité suppose que les dirigeants acceptent des conséquences politiques lorsque les moyens employés ne produisent pas les résultats annoncés. Sans ces trois piliers, la répétition des dérives est hautement probable.

La dimension internationale renforce l’enjeu. Les alliés et médiateurs (Qatar, États-Unis, Europe) observent et tentent d’arbitrer, mais chaque prolongation de la campagne accroît le coût diplomatique : isolations, sanctions politiques et pressions multiformes se multiplient. Les partenaires extérieurs réagissent d’autant plus que la narrative du « changement constant d’objectifs » affaiblit la confiance accordée aux promesses israéliennes de stabilisation post-conflit. (Times of Israel)

Quelles conséquences à court et moyen terme ? Sur le plan militaire, le danger est double : l’érosion de la moralité et de la discipline au contact d’opérations prolongées, et l’apparition de forces irrégulières ou milices qui opèrent en marge ou sous couverture — phénomènes signalés dans les analyses indépendantes. Sur le plan politique, l’usure de l’opinion peut déboucher sur une crise de légitimité si la population estime que le prix payé n’est pas défini ni proportionnel aux gains. Socialement, la fracture nationale risque de s’enfoncer, rendant le retour à une politique civile normale plus difficile après les hostilités. (Haaretz)

La leçon centrale est simple et sévère : l’État ne peut plus se permettre d’alterner entre promesses maximalistes et réalités opérationnelles sans s’exposer à des coûts stratégiques, humains et politiques considérables. Un État responsable sait déclarer ses limites, définir des critères d’évaluation et accepter la contrainte démocratique — même quand elle est coûteuse.

En guise de conclusion : si nous avons appris quelque chose du passé, c’est que l’aveuglement stratégique et la rhétorique victorieuse sans cadre opérationnel mènent au piège. Ce qui est demandé aujourd’hui n’est pas la capitulation devant la peur, mais la construction d’un contrat clair entre dirigeants, armée et société — un contrat où la parole publique s’aligne sur la réalité opérationnelle, et où la responsabilité politique et stratégique prime sur l’effet d’annonce.